Le canal des usines à l'origine de l'industrialisation de Cognin
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Il était une fois un forgeron en 1486.
C'est le 2 mars 1486 que le canal de Cognin entre dans l'Histoire. Devant Maître Dunoyer, notaire, deux hommes comparaissent. L'un est forgeron de son état, un métier prestigieux puisque, digne héritier du dieu grec Héphaïstos, il règne sur une alchimie réunissant l'eau, le fer et le feu. Son nom : Pierre de Vercelloto (Vercellod est un village du Val d'Aoste), alias Brulefer(s) ou Brulafer, en réalité, Brulafardi si l'on respecte le parler franco-provençal. C'est le descendant d'une vieille dynastie de la bourgeoisie chambérienne, maîtresse dans l'art du métal puisqu'un siècle plus tôt un ancêtre, Simon, était l'armurier attitré du comte Amédée VII surnommé le Comte rouge, puis du comte Amédée VIII. Son atelier est installé en aval du pont qui ne s'appelle pas encore Saint-Charles sur une dérivation de l'Hyères (la future chute numéro 1) où il bénéficie de la gratuité de l'énergie hydraulique pour actionner le martinet de sa forge. Gratuité ? Pas tout à fait ! L'autre personnage est d'une toute autre origine. C'est un seigneur, et pas des moindres : Jean Chabod de Lescheraines, seigneur de Villeneuve dont la juridiction confirmée à sa famille en 1440 par le duc Louis, couvre une grande partie du territoire de Cognin et s'étend jusqu'aux Charmettes. A ce titre il dispose de ce fameux droit d'eau qui s'applique à l'Hyères et à sa dérivation. Ainsi, il peut donner à sa guise, moyennant redevance, l'autorisation d'utiliser cette précieuse source d'énergie. L'objet de cette rencontre : un contrat ou plus exactement un bail emphytéotique, quasiment perpétuel, qui engage les successeurs. De quoi s'agit-il ? Brûlefers se voit confirmer le droit d'utiliser le chute d'eau de la dérivation en échange du paiement, chaque année à la saint Michel, de un denier fort.
Cette reconnaissance (c'est le terme employé) aura une grande importance juridique dans la suite des siècles. Ce document écrit est la première mention historique du canal.Vingt-quatre ans avant, quelque part sur le canal, un certain Philippe de Cognin possédait un moulin.
Vous pouvez accéder à la copie de ce contrat passé devant Dunoyer, notaire, copie effectuée à l'occasion d'un procès ultérieur, en cliquant sur ce lien.Notes sur Simon de Vercelloto un ancêtre célèbre de notre forgeron. En cliquant sur ce lien.
L'intérêt historique du contrat.
Accédez à l'article de Nicolas Million en cliquant sur ce lien. -
Le temps long du canal.
1 - Le canal est-il une création de l'époque romaine ?
Cette question s'est souvent posée. Elle est justifiée par l'importance du futur Cognin sur un carrefour de voies de communication et la présence voisine d'une bourgade (d'une ville ?) qui, contrairement à ce que l'on a dit, ne devait certainement pas se limiter au site de Lemencum.
La mise en perspective du tracé directeur du petit cours d'eau, du réseau viaire et de la cadastration romaine permet d'envisager son intégration dans cette dernière. Sans doute devait-il retourner à l'Hyères après l'actuelle chute numéro 8 où se fera le prolongement et il n'est pas impossible (une étude plus approfondie sera nécessaire) qu'un canal similaire fût établi dans le secteur de ce qui deviendra le quartier de la Revériaz.
Une partie de l'article de Bernard Kaminski consacré aux origines antiques de Cognin à partir du dernier paragraphe de la page 14 nous fournit les arguments. Vous pouvez y accéder en cliquant sur ce lien.
La présence romaine à proximité de l'itinéraire du canal est attestée par la découverte de cette monnaie de Constantin, dans un jardin, sur le site de la chute numéro 5, près du Canal des Arts.
2 - La lente élaboration du tracé.
En 1486, après la prise d'eau en amont du pont qui sera reconstruit sous la dénomination de pont Saint-Charles, le canal a un tracé plus court qu'il ne l'est aujourd'hui et retourne à l'Hyères après l'actuelle chute 8, héritage possible du canal romain. Le 11 juin 1554, une vente est conclue entre un certain Pyopol et quatre acheteurs chambériens. L'acte de vente concerne un droit de passage destiné à permettre la déviation et le prolongement du canal jusqu'au pont de Cognin, l'actuel Pont-vieux devant lequel un passage au-desus de l'Hyères permettra la liaison avec le canal de la Revériaz en aval. Cet aménagement doit être mis en rapport avec une modification antérieure du cours de l'Hyères et la reconstruction du pont de Cognin en aval en 1503. L'Hyères, le pont qui l'enjambe et le canal ont désormais la configuration actuelle, à quelques exceptions près dans le secteur du retour à la rivière
Ainsi, en ce milieu du 16ème siècle, le tracé du canal est complet sur Cognin et on peut le constater sur la Mappe sarde de 1728-1738. Il se prolonge dans le secteur de la Revériaz à Chambéry après avoir franchi la rivière par un aqueduc en bois. Il se jette alors dans l’Hyères en amont du pont qui porte ce nom. Ce tracé terminal du canal sera, nous le verrons, plusieurs fois modifié.
Observons tout d'abord la partie cogneraude de la Mappe. Au-dessus de l'Hyères, on y voit nettement le canal dans un tracé plus court mais globalement parallèle. Les ruptures de pentes ont été mises à profit pour y installer des chutes sur lesquelles on peut remarquer les moulins. Les installations sont au nombre de 9 contre 12 dans sa période la plus active vers 1900 et beaucoup sont la propriété de nobles ou religieux chambériens comme nous l'apprend une pétition de 1784 adressée au roi de Piémont-Sardaigne. Vous pouvez avoir accès à cette première carte du canal en cliquant sur ce lien. On remarque l'ébauche du tracé de la route de Lyon car la carte est une copie de 1831 et non l'original de 1732.
La partie chambérienne du canal de dérivation est plus courte. Après avoir franchi l'Hyères (1ère flèche en bas du plan) il se déploie dans le secteur de la Revériaz très peu peuplé, au pied de la colline et du château de Montjay. Comme le montre la carte, il ne comporte que quatre moulins et retourne à la rivière (2ème flèche) grâce à un déversoir situé en amont du pont d'Hyères (3ème flèche). En cliquant sur ce lien vous pouvez suivre son cours dans l'encadré de la Mappe de Chambéry qui nous montre en plus l'extension de la ville et ses faubourgs dans le premier tiers du 18ème siècle quand Jean-Jacques Rousseau y enseignait la musique...
4 - Le plan-profil de 1840.
En 1837,à l'initiative de l'administration sarde, un syndicat des usiniers a été constitué. (voir chapitre suivant). Un plan profil du canal est alors réalisé et sera remis à l'association chargée de la gestion de l'ouvrage en 1840. Le plan comporte un tracé très précis du cours d'eau, l'emplacement des quinze chutes, leur hauteur et les noms ces titulaires. On y dénombre 10 artifices sur Cognin et 5 sur le secteur de la Revériaz à Chambéry. En fait, une chute cogneraude appartenant à l'entreprise Tissot et Curtelin et située avant le Pont-vieux n'est pas mentionnée alors qu'elle figure sur la liste des usiniers du syndicat du canal de 1837. Une autre chute appartenant à Tissot et Curtelin (la 11) figure sur le plan, de l'autre côté de l'Hyères. Nous retrouverons ultérieurement à travers ce qu'il est convenu d'appeler les vicissitudes de la chute numéro 11.
En cliquant sur ce lien vous avez accès à l'intégralité des chutes ou artifices de Cognin figurant sur le plan-profil de 1840
5 -Les modifications des 19ème et 20ème siècles.
Cette période est d'abord marquée par une grande transformation du franchissement de l'Hyères.
Initialement, celui-ci s'effectuait par un viaduc en bois construit sur la rivière depuis les modifications qui ont suivi l'acte de vente de 1554 . Les crues ont quelquefois endommagé l'ouvrage si bien qu'il fut décidé de le remplacer par une canalisation en bois sous la rivière. Ceci fut fait en 1863, provoquant quelques modifications sur la chute numéro 11 qui se trouvait à proximité. En 1926, la canalisation fut remplacée par un ouvrage en maçonnerie tel qu'on peut le voir aujourd'hui. Beaucoup de passants, sur le pont-neuf, se demandent la raison de l'existence de cette petite cascade. Elle correspond au franchissement de l'Hyères par le canal : un endroit délicat lorsque le gel en provoque l'obstruction. Il faut alors fermer les vannes à la prise d'eau.
Le cours inférieur, dans le quartier de la Revériaz, aconnu dans l'histoire quelques modifications. A l'origine, comme nous avons pu le voir sur la Mappe sarde, au dix-huitième siècle, le déversoir se situait en amont du pont d'Hyères. Au dix-neuvième siècle, le canal se jetait dans le canal de l'Albane qui, lui-même se jetait dans le canal de la société d'arrosage du lac du Bourget dont les privilèges ont été confirmés par lettres patentes du roi Charles-Félix le 18 août 1829. On s'aperçoit que le secteur du canal des usines s'achève avant le moulin Bollon à proximité du pont d'Hyères. Cet artifice sera ensuite utilisé par l'entreprise Léger puis Richard (fabrique de pâtes) En 1897, celle-ci demande son rattachement au syndicat des usiniers. Ce sera la 17ème chute du canal. En 1942, Le canal est renvoyé à l'Hyères. Depuis la dernière chute, il effectue une boucle qui passe sous la voirie et rejoint la rivière en aval du pont juste en face de la maison d'arrêt. On peut voir le déversoir en descendant sur une cinquantaine de mètres la piste cyclable qui passe derrière la prison. Depuis la prise d'eau, le petit cours d'eau a parcouru 4,2 kilomètres pour une dénivellation totale de 60 mètres environ.
Avant d'être aujourd'hui un élément essentiel du patrimoine cogneraud, pendant des centaines d'années, il a fourni son énergie renouvelable à un grand nombre de métiers exercés par des hommes dont c'était à la fois le gagne-pain mais aussi une raison de vivre. En cliquant sur ce lien, vous découvrirez quelques uns de ces artisans ou usiniers. -
Un canal et des hommes : le syndicat des usiniers. 1837.
En 1833, une crue de l'Hyères avait détruit le barrage de la prise d'eau et les utilisateurs ne parvenaient pas à s'entendre pour procéder aux réparations. L'administration sarde se saisit du problème et imposa la création d'un syndicat des usiniers chargé de la gestion du canal. Ils sont alors au nombre de 15 sur la totalité du parcours, de Cognin au secteur de La Revériaz. Un plan profil établissant les emplacements précis des chutes et leur hauteur est établi. Un règlement est rédigé et approuvé le 26 janvier 1837. Le document fixe un certain nombre de règles relatives à l'utilisation du petit cours d'eau et son entretien afin d'assurer le bon fonctionnement de cet outil de travail. Le syndicat donne également la possibilité aux usiniers de défendre leurs intérêts lorsque ceux-ci sont menacés par un tiers ou l'administration... Une cotisation proportionnelle à la hauteur des chutes est perçue auprès des utilisateurs, cotisation toujours en vigueur aujourd'hui et dont le produit permet de payer l'assurance de responsabilité civile. Un syndic élu est chargé de la gestion de l'association. A ce sujet, en 1880, à la suite d'une crise, des conditions additionnelles sont formulées.Vous avez accès à l'intégralité du règlement du syndicat en cliquant ici.
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Les dernières activités du canal au vingtième siècle dans sa partie cogneraude.
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Le déclin... mais un patrimoine préservé.
Comme fournisseur d'énergie, le canal des usines de Cognin a connu le sort des petits cours d'eau qui, avant même la Révolution industrielle, ont généré des activités, avec une apogée coïncidant grosso-modo à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle. Il faut bien dire que, dès le début des années cinquante, il a connu un irrémédiable déclin en tant qu'axe industriel.
C'est d'abord l'arrivée de nouvelles formes d'énergie plus puissantes ou plus souples dans leur utilisation. Déjà, autour de 1900 la soierie Champenois utilise prioritairement la force de la vapeur et, dès la fin de la première guerre mondiale, l'électricité fournie par les centrales hydrauliques remplace progressivement la force motrice transmise par les roues à augets avec axe horizontal ou vertical. Il arrive même (filature Thomas ou scierie Pellarin) que la fourniture d’énergie soit mixte, le branchement sur le réseau "force et lumière" étant complétè par l'utilisation de l'énergie hydraulique. Après 1950, on verra même des entreprises sans rapport avec le canal s'installer sur des sites anciens, ainsi, Industrie Textile de Savoie puis l'atelier d'oxycoupage STAR sur le site Champenois, Campagnolo sur la chute numéro 5. L'eau demeure alors encore parfois utilisée pour ses qualités propres : tannerie, refroidissement des fours, trempage de l'acier...
A la fin des années 60, pratiquement toute activité industrielle a cessé sur le cours du canal. Certaines productions, textiles en particulier, ont été concurrencées par celles de grandes régions industrielles et surtout par celles de pays étrangers. L'horizon des filatures et des tissages français s'est progressivement obscurci. L’exiguïté des sites empêchait aussi le développement ou la modernisation. Cela a provoqué des délocalisations, rapide dans le cas de l'entreprise Bollon vers la zone des Landiers, progressive dans le cas de la coutellerie Opinel vers le quartier de la Revériaz sur une longue période de 40 ans entre 1973 et 2013. Comme à regret ...
Le canal n'a donc plus "des usines" que le nom. Il a laissé des friches industrielles à réhabiliter et un patrimoine historique et pédagogique à préserver. Les réhabilitations des friches industrielles, ce sont les logements du Clos du moulin à la place de la minoterie Carrel, l'Atelier de l'eau à la place de la filature Thomas, le Canal des arts à la place de l'usine Campagnolo, le Domaine Champenois à la place de l'usine du même nom. Que deviendront la friche Pellarin et l'usine Opinel à l'entrée du bourg ? Pour l'usine Opinel, après environ 100 ans d'existence, la déconstruction a lieu en 2020 pour laisser la place à un ensemble immobilier. Voir par ce lien les repères chronologiques de l'usine Opinel et sa déconstruction
Sur la commune de Cognin, en certains endroits, le canal a pu être valorisé par des travaux sur ses berges de façon à éviter sa disparition par envasement et à rendre son approche agréable. L'urbanisation n'a pas globalement imposé un parcours souterrain comme c'est le cas sur le secteur chambérien. En liaison avec l'atelier de l'eau c'est un élément patrimonial fort, doublé d'un intérêt pédagogique incontestable. Souhaitons-lui encore longue vie car un tel témoignage du passé devient rarissime.
Le canal des usines : Interview de 2013 pour l'émission "Regards sur la Savoie" à RCF 73.
Interview de Nicolas Million |
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Diaporama "Au fil de l'eau du canal des usines" réalisé en 2011
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