Henry Bordeaux écrivain savoyard
Le pays natal : Une grande partie de l'oeuvre de l'académicien porte l'empreinte du pays natal au sens élargi; De Thonon-les-Bains où il est né au domaine du Maupas à Cognin près de Chambéry où il revenait régulièrement, son inspiration trouvait souvent sa source dans l'ancienne province Savoie. La vie parisienne et les honneurs de la Coupole ne l'en éloignèrent pas dans ses sentiments.
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Henry Bordeaux et Cognin
Quatre romans dont le cadre et l'action évoquent particulièrement Cognin.
1 - La Peur de vivre. 1902.
L'action se passe au Maupas où Habitent Paule Guibert et sa mère. Il est aussi question de la maison de "la Chênaie" (famille Dulaurens) qui n'est autre que le château Martinel. Le récit nous emmène également au château de Montcharvin et sur le chemin qui relie le parc du Forézan au domaine du Maupas.
Une évocation de Chambéry et des usines de Cognin depuis le perron du Maupas par ce lien
2 - Les Roquevillard 1906.
L'essentiel de l'action se déroule à Chambéry et en Italie mais il est aussi question de la maison de "la Vigie" à l'extrémité sud du plateau de Villeneuve. IL convient de signaler que le film tourné en 1943 à partir du film a pour décor le château Chiron qui a laissé place au "lotissement du Château".
Une évocation du paysage vu depuis "La Vigie" par ce lien.
3 - Le Chêne et les roseaux 1934.
Dans "la maison de la Ratière" située dans le vallon du Forézan, on reconnaît le château du même nom dont l'auteur n'apprécie guère le style néo-classique palladien peu en rapport avec l'environnement savoyard.
4 - L'Ombre sur la maison 1942
C'est une sorte de suite des Roquevillard demandée par les fidèles lectrices qui s'inquiétaient sur le sort d'Edith Frasne qui avait séduit le jeune Maurice. Elle s'est installée au château de Montgelaz dans lequel on peut reconnaître le château de Villeneuve, pas très loin du domicile de son ancien amant installé à La Vigie.
Texte accessible par ce lien.Quelques photos et illustrations évoquant cette proximité avec Cognin, en particulier la maison du Maupas où il revenait régulièrement chaque année.
Cliquez sur les photos pour les agrandir et faire apparaître la légende.- Sur la route de Cognin à Vimines, une allée bordée d'arbres majestueux conduit à la maison d'Henry Bordeaux dans son domaine du Maupas."L'arbre, comme l'homme, s'affine en société."(H Bordeaux. La robe de laine).
- Cette maison de caractère, propriété de la famille de son épouse Odile Gabet, fut acquise lors de son mariage en 1901. Une inscription sur une cheminée mentionne l'année 1782. Depuis, elle fut agrandie et le futur académicien procéda aux dernières transformations, notamment en y faisant entrer la lumière.
- Une partie de la vie d'Henry Bordeaux s'est déroulée au Maupas, partagé qu'il était entre Paris et la province. C'est là qu'il y puisait une part de son inspiration, voire le thème de certains romans comme "La peur de vivre" ou "Les Roquevillard".
- Une scène du roman "La peur de vivre" supposée se dérouler dans le domaine du Maupas.
- Le Maupas en 2010
- Traces de romans et d'histoire. Le lieu-dit "La Vigie" à Cognin, où, dans son roman, Henry Bordeaux situe une partie de l'action du roman "Les Roquevillard".
- Une affiche du film "les Roquevillard" porté à l'écran le 28 juillet 1943. Deriière Charles Vanel (François Roquevillard), on aperçoit le dessin des grilles du château de Chiron (La Vigie dans le film), lieu où se déroule une grande partie du scénario.
- Le château de Chiron (aujourd'hui disparu), à Cognin, a servi de cadre au tournage du film de Jean Dréville, "Les Roquevillard", en 1943(un film muet de Julien Duvivier avait été tourné en un autre lieu en 1922).
- Une scène du film en ce lieu. Au premier plan, sous l'ombrelle, celle par qui le scandale est arrivé : Edith Frasne.
- Dans les environs de Cognin... Le calvaire de Lémenc au-dessus de Chambéry. C'est en ce lieu que le jeune Roquevillard se décidera à suivre sa maîtresse, Madame Frasne, déclenchant ainsi le scandale et le drame familial.
- Le Lac noir. Image du lieu dont le roman du même nom fut publié en 1904. Le sinistre Granier se reflète dans le lac noir près duquel se signala par sa cruauté le "sorcier de Myans".
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Henry Bordeaux, l'écrivain combattant
Lien vers la communication de Philibert du Roure sur Henry Bordeaux témoin et acteur de la Grande Guerre lors de la soirée consacrée aux "Ecrivains combattants" organisée par le Souvenir Français le 02/12/2016Lien vers un article-témoignage d'Henry Bordeaux paru dans "Le Monde illustré" du 28 juin 1919.
Du Chevalier au Grand Officier de la Légion d'honneur.
Un dossier créé à partir de documents des archives nationales. Recherche : Frédéric Mareschal.
accessible par ce lienHenry Bordeaux et "La colline inspirée".
Texte sur un épisode de juin 1940 accessible par ce lien -
Quelques aspects de l'œuvre d'Henry Bordeaux romancier
Les dates données sont celles des publications. Généralement, l'ouvrage a été écrit l'année précédente.
Les synthèses de trois romans, La Maison morte, Yamilé sous les cèdres, La Résurrection de la chair, ont été rédigées par Danielle Costaz, qui était vice-présidente du GREHC.- "Le Pays natal". Le premier roman publié en 1900. Le pays natal, synonyme d'enracinement, est un thème récurrent chez Henry Bordeaux. On le retrouve dans "La Croisée des chemins", ouvrage paru en 1909.
- "La fée de Port-Cros" ou "La voie sans retour" est le premier roman écrit, commencé en 1898. Il sera publié en 1901.
- "La peur de vivre". C'est le roman qui le fera largement connaître. C'est le début de la célébrité. 1902. C'est une édition ancienne : la qualité d'académicien n'y est pas mentionnée.
- "Les Roquevillard", roman écrit en1905, publié en 1906, porté à l'écran en 1943. Il a pour cadre principal la région de Chambéry. 218 000 exemplaires.
- 1910. La Robe de laine (597 00 exemplaires). Alors il a dit : Mettez-lui sa petite robe. C'est celle-là qu'elle préfère. Et puis, elle dormira en paix.
- La neige sur les pas. 1912 : 718 000 exemplaires. Le plus gros succès.
- 1913 : "La Maison". Un retour vers l'enfance et le pays natal.
La résurrection de la chair (1920)
Ce roman (écrit au chalet du Maupas entre août et décembre 1919) qui raconte « une histoire de mœurs » est un bouleversant témoignage de ce que vécut la jeunesse française pendant la grande guerre.
Nous ne pouvons préciser si l'éditeur lui accordait l'astérisque virginal qui accompagnait les ouvrages pouvant être mis entre toutes les mains –peu nombreux à cette époque- mais nous nous en passerons volontiers tant il nous interpelle par la beauté et la cruauté de son intrigue qui se déroule entre Chapareillan, en Savoie, et Thann, en Alsace. Ce roman, tout en délicatesse bien que très réaliste, est dédié par l'auteur « Aux Morts de l'Hartmann et Aux Trois Vallées d'Alsace ». Avant d'entrer dans le vif du sujet, nous précisons que la première édition en a été tirée sur papier pur fil des papeteries Prioux.
« Elles étaient cinq lavandières, groupées autour de la fontaine, abritées contre le vent... » Ces cinq femmes de Chapareillan, « ... la Claudine Bergeron qui a perdu deux fils à la guerre, dans ces combats sanglants des Vosges livrés en 1915 pour conquérir la crête du Linge et celle de l'Hartmannswillerkopf... Virgine Grenouillet, dont le fils boiteux n'est pas parti, Martine Glénat, dont le mari -est-ce possible? un père de six enfants - était mobilisé dans un régiment territorial, et Pauline Grattier, à qui l'on a renvoyé son garçon, un pied gelé, et Anastasie Mollard, vieille fille sans famille qui travaille pour autrui. », ces femmes, donc, aperçoivent la dame Bermance qui s'en revient de la messe, comme tous les matins. Le facteur lui remet une lettre, voilà de quoi aiguiser les curiosités !
« Elle s'arrêtait ainsi l'an dernier, quand elle recevait les lettres de M. André... toutes les cinq le revirent à cet instant... grand, mince et gai, des traits accentués, et un beau sourire clair par-dessus, un béret de chasseur alpin sur la tête, une pipe à la bouche, une canne à la main... » Voilà le portrait du héros, mort depuis deux bons mois, le 25 décembre 1915.
« La silhouette noire, en grand deuil, se rapprochait en effet. Déjà, elle dépassait à sa droite l'amas de bâtiments démantelés et quasi ruinés qui marquent encore l'emplacement de l'ancien château des marquis de Pizenson. Ce château fort, bâti dans la plaine à l'abri du Granier, faisait face aux forteresses des Marches, de Bellegarde et d'Apremont qui gardaient la frontière de Savoie sur ces confins disputés par les ducs savoyards aux armées de Henri IV, de Louis XIII et de Louis XIV... Juste au-dessus... se dresse... le domaine de la Colombière. La maison du dix-huitième siècle rappelle les Charmettes de Jean-Jacques au-dessus de Chambéry : même douceur rustique, même larges tuiles brunes arrondies qui prennent de beaux tons de châtaigne... »
Arrivée chez elle où l'attend Gertrude, la vieille servante bien peu zélée, la dame relit cette lettre qui porte le timbre de Thann en Alsace. « Elle en avait tant reçu, de ces lettres d'Alsace, quand son fils vivait !» Celle-ci, datée de mars 1916 est écrite par Maria Ritzen, la fille de ces braves gens qui logèrent le jeune officier savoyard pendant son passage fatal en terre d'Alsace. Maria demande à la mère d'André de venir à Thann... « Vous rendrez aussi visite à sa tombe au cimetière militaire de Moosh. Ce n'est pas très loin... Pour moi aussi, pour moi surtout, il faut venir... André est venu pour la dernière fois le 18, au moment de quitter la brigade et d'aller commander sa compagnie... Il était si gai, si jeune, si courageux. Il m'a demandé d'être sa femme... Ah! si vous saviez comme c'est terrible de perdre son ami, son fiancé, son mari... Alors, écoutez ma prière et venez, sans attendre, au secours de celle que votre fils chéri a choisie et qui est désespérée. »
La mère d'André réfléchit toute la nuit, relit les lettres du jeune ingénieur de l'école de l'électricité de Grenoble, sous-lieutenant de réserve, qui avait rejoint son corps le second jour de la mobilisation à Bussang. « ...Nous descendons dans une jolie vallée aux pentes couvertes de sapinières. C'est tout à fait comme chez nous. Une vieille paysanne, à mon passage, se signe et me dit : Prenez garde, ils sont si méchants! ...Partout, les habitants se montrent, figures radieuses. Ils n'en reviennent pas d'avoir vu la fuite précipitée des Prussiens... On me loge chez un brave homme, un ancien combattant de 1870... Il veut me raconter ses campagnes, mais je ne puis l'écouter, je dors debout... »
André avait été blessé de deux balles à la jambe et au bras et sa mère, prévenue, l'avait ramené à Chapareillan. Mais à peine guéri, le jeune homme avait voulu rejoindre son unité pour ne point revenir.
Dès le lendemain matin, Mme Bermance prit le tramway qui va de Chapareillan-Ville à Grenoble. Elle entreprend les démarches pour obtenir un laissez-passer et, ballottée d'un train à l'autre, elle arrive à Bussang où l'attend Maria Ritzen « ... et les deux femmes se regardèrent enfin. Mme Bermance, vieillie, portait les stigmates de son long voyage. Mais Maria Ritzen ? Ressemblait-elle si peu au portait éblouissant qu'en avait tracé l'enthousiasme d'André? La plus jolie fille de Thann, une auréole de cheveux dorés, de grands yeux bleu sombre qui semblaient noirs, une peau si blanche. La chevelure disparaissait sous la coiffe noire, le teint était comme décoloré, marqué çà et là de petites taches de rousseur, les traits creusés, la bouche tombante et sur ce visage presque enfantin une expression de tristesse, de découragement... »
Bien accueillie par les parents de Maria, une famille typiquement alsacienne, dont les fils, Karl et Peter sont devenus Charles et Pierre depuis peu, la mère d'André peut enfin se rendre au cimetière de Moosh où repose son fils. On lui fait visiter écoles et hôpitaux, elle découvre la beauté de l'Alsace : « ... Elle connut Thann, si jolie au débouché de la vallée... au bord de la Thur... Elle aima ses rues propres et étroites, quelques unes douloureuses aux maisons éventrées, qui aboutissaient au riant vignoble du Ringen... ses vieilles maisons aux toits pointus... son cimetière même, blanc et clair, dont les inscriptions sont parfois pareilles à des invocations à la France : Tué au siège de Belfort, chevalier de Saint-Louis, Officier de la Légion d'Honneur, dernier député du Haut-Rhin... ».
Bref, elle est reçue partout, chez les Hedling entre autre, riche famille d'industriels qui a perdu deux fils au front, le dernier à l'Hartmann comme le pauvre André. L'auteur, épicurien, décrit un menu conforme aux traditions : « ...il comportait ce civet de lièvre aux nouilles... qu'un bouquet garni, thym, laurier, oignon, échalote, clous de girofle, assaisonne et parfume, mêlant sa saveur à celui du vieux cognac versé goutte à goutte sur les morceaux dorés, et ce parfait de foie gras, rose et fondant, cuit au four dans sa croûte, qui figurent à juste titre parmi les plats auxquels l'Alsace doit sa réputation gourmande ; au dessert, la tarte aux quetsches, conservées comme fraîches, coupées en deux, saupoudrées de sucre et d'un peu de cannelle sur la pâtisserie devenue croustillante à la cuisson. ... »
Mais un soir, Maria se présente, défaite, dans sa chambre et lui dit, dans un souffle, qu'elle attend un enfant d'André, conçu la veille de son départ fatal au front.
Mme Bermance est alors écrasée par le poids du péché. Maria plaide passionnément sa cause : « ...Ah ! ne me jugez pas, Madame, comme si nous vivions en des temps ordinaires. Avant la guerre, l'existence, ici, était paisible, régulière, calme, comme chez vous sans doute... Et puis, la guerre est venue, et dès lors on a vécu dans la fièvre et l'espérance. ...
Quand les obus venaient éclater sur nous, quand nos troupes attaquaient et quand nous les voyions revenir avec tant de boue sur le corps et une telle fatigue sur le visage que nous aurions embrassé nos hommes un à un pour les remercier de se battre pour nous, de souffrir et de mourir pour nous. » Et surtout, elle arrache à la mère d'André la promesse de ne pas trahir son secret car ses parents, son père surtout, ne lui pardonneraient pas un tel manquement à l'honneur.
Mme Bermance, accablée par « la faute » de son fils disparu en héros, décide de protéger Maria jusqu'à la naissance et convainc les Ritzen de lui confier leur fille pendant quelque temps afin que l'air de Savoie lui redonne vitalité et forces. Voici donc la jeune femme à Chapareillan qu'elle découvre sous le mauvais temps. « Et voici que, subitement, le vent ayant tourné, le rideau s'était tiré d'un coup sur le décor. Elle en avait eu, dans sa chambre, comme un éblouissement... Au confluent de trois vallées, Chapareillan voit s'ouvrir la Savoie entre le mont Granier et la Roche du Guet, et s'allonger la plaine où coule l'Isère, tandis que plus à droite se dentellent les Alpes dauphinoises... »
Malgré sa discrétion, Maria se fait une ennemie, Gertrude, «... peu portée à la bienveillance avec l'étrangère qui avait osé envahir la cuisine et utiliser le fourneau pour des mets inconnus et trop appréciés. »
D'ailleurs l'accent de l'Alsacienne aux consonances teutoniques ne fait qu'empirer la méfiance et la jalousie ancillaires. Et une nuit, aidée d'une sage-femme rustique mais habile, la mère d'André aide Maria à mettre son enfant au monde : « Elle sera la mère et la servante de celle que son fils a séduite » et présentera avec une immense fierté son petit-fils aux gens du village pas forcément bien intentionnés, qui se figent et s'extasient « devant le petit morceau de chair, le louant, l'admirant... Il passe de main en main, et les mains calleuses, noueuses et noires se font expertes avant de le passer aux suivantes... »
« Sous le toit des Bermance, une vie nouvelle et préservée recommence. La chair est ressuscitée dans le sein d'une femme, et par l'amour d'une autre femme qui a vaincu la mort. »
La Maison morte (1922)
Ce roman est avant tout un hymne d'amour pour la Maurienne, la Haute-Maurienne en particulier, où l'auteur connut les joies grisantes de la chasse dans toute la noblesse de l'art, lorsque le gibier est respecté, adversaire loyal et estimable, splendide et intelligent, dont le chasseur contribue à réguler le nombre il faut bien l'admettre. Chaque année, le héros de ce roman, jeune avocat à Chambéry, «... allait passer trois ou quatre semaines à Bessans ou dans les chalets de la Combe de la Lombarde qui sont encore plus hauts dans la montagne. J'étais parti joyeux pour cette chasse... Or, avant l'heure de la battue, je vis tout à coup se profiler sur l'arête, à vingt pas de mon poste, un chamois... j'avais souvent observé, avec mes jumelles, les jeux lointains et charmants des chamois sur la neige. J'avais pu constater avec stupéfaction leur puissance musculaire qui attaque de front les parois verticales, la sûreté de leurs sabots qui se fixent comme des crochets de fer à la moindre saillie du rocher, leur fuite vertigineuse... Mais celui qui était là, tout près, indifférent, paisible, naturel, me livrait un autre secret : celui de la proportion dans toutes ses lignes. De taille moyenne, il paraissait grand, porté sur les quatre pattes noires qui donnaient une impression de solidité sculpturale. Sa robe d'été, d'un fauve qui tirait sur le rouge et blanchissait au ventre... le cou s'allongeait avec grâce. Les cornes d'ébène, recourbées en forme de crochet arrondi, et dont je distinguais même les cannelures, donnaient à la tête petite un air de fierté comme une coiffure haute achève un visage de femme... Auprès de lui, le cerf m'eût paru trop lourd et trop mou le chevreuil. »
Lire cette histoire consiste à s'immerger, page après page, dans un luxe de descriptions toutes plus flamboyantes de beauté et d'admiration : « ...En moins de deux heures, je vis se dérouler devant moi la Haute-Maurienne... La première neige s'était arrêtée à quelques centaines de mètres au-dessus du fond de la vallée. Quand le soleil la frappait, elle éblouissait... après Lanslebourg dont l'église au clocher de pierre est juchée sur un rocher comme un piédestal, on a l'impression d'atteindre le cœur même de ce pays sauvage et attrayant ensemble... Le nom de Maurienne vient en effet des Maures qui, pendant tout le dixième siècle, s'étaient réfugiés là après leur invasion rompue... »
Cela explique sans doute bien des traits du caractère mauriennais... « Le costume de Bessans est d'une rigidité tout espagnole : jupe noire bouffante, corsage noir, tablier et fichus bruns ou bleu sombre, cornette en auréole de tulle noir, dont la coiffe... est parée d'un ruban. Si les femmes âgées ou en deuil le portent noir, les jeunes le choisissaient cerise, ou écarlate, ou orange... Les traits de ces femmes sont d'une surprenante régularité, quelquefois accentués, nez busqués, mentons volontaires. On prétend que la race a gardé du sang sarrasin. Elle est brune d'habitude mais j'ai vu des jeunes filles aux cheveux roux. Dans tous les cas, elle a une noblesse d'allure... »
Bref, dans ce décor sauvage et d'une grande pureté originelle, il y a une maison bâtie comme l'on bâtissait autrefois, en pierres de taille juxtaposées... la date -1630- est inscrite sur l'arc de granit au-dessus de la porte de la cour. Cette maison abrite le rude Jean-Pierre Couvert et sa famille, son épouse la bonne Pétronille, Benoît le fils aîné célibataire qui a émigré dans la foinière lorsque Claude le cadet, joyeux et exubérant, a pris Maddalena pour femme, une italienne farouche et travailleuse.
Procédurier à ses heures, le patriarche est un bon client pour l'avocat qui prend pension dans la maison Couvert lors de ses pérégrinations cynégétiques. D'autant qu'il trouve en Claude un assistant doué et loyal qui s'avère incontournable pour organiser la chasse au traque et fixer les postes aussi bien que pour réunir les brindilles, préparer le feu en un clin d'œil, cuire la soupe et réussir quelques recette italiennes qu'il tient de sa femme, un peu trop pimentées parfois mais si stimulantes... Ah, la minestrone de Claude, son rizotto cuit à point, ses fritures de champignons ramassés le jour même ! On ne peut lire les pages 31 et 32 sans avoir l'eau à la bouche...
Faut-il admettre l'effet maléfique du diable de Bessans, bien connu dans le folklore mauriennais, dans le drame qui va engloutir cet Eden rupestre et simple ? Une chanson de nos jours dit : « Un homme, une femme... chabadabada...», mais quand deux hommes vigoureux vivent sous le même toit qu'une femme jeune, accorte, et ténébreuse, ce n'est pas le diable qui taquine mais bien la nature qui décide et la musique prend soudain des accents tragiques.
Il y a eu mort, il y a eu meurtre, mais les voix se sont tues, en ce début du vingtième siècle, les regards se sont détournés, l'affaire a été étouffée mais la maison de Jean-Pierre s'est refermée sur le malheur. Pétronille est morte de chagrin, le vieil homme rentre au couvent, les amants maudits s'entredéchireront jusqu'à se séparer - Mort, où est ta victoire ? a écrit Daniel Rops, - autre grand écrivain de Savoie - et la maison n'abrite plus personne. C'est la maison morte !
Dans ce roman, Henry Bordeaux balaie toute sa palette d'auteur pictural sublime, son amour de la Savoie et nous livre, sans fausse pudeur mais bien au contraire, avec une sincérité digne de l'homme, une affaire de mœurs atroce, drame biblique hélas répété depuis Caïn et Abel à nos jours.Yamilé sous les cèdres (1923)
S'il fut le chantre intarissable d'une Savoie belle et authentique, Henry Bordeaux ne manqua cependant aucune occasion de découvrir le monde où il dispensait chaleureusement un message d'amitié et de fraternité en tant que diplomate mandaté par la France... en Algérie, au Maroc, au Canada entre autre... et au Liban d'où il ramena l'histoire émouvante de Yamilé sous les cèdres. Le cèdre, emblème du Liban, les Cèdres lieu où s'accomplit la tragédie.
Cette histoire passionnée et sanglante de deux très jeunes amants rattrapés par la mort évoquerait tout simplement le mythe de Roméo et Juliette mais leur appartenance à deux religions de tout temps rivales, on hésite à écrire « ennemies », provoque une situation aux échos familiers, contemporains, modernes : la difficulté de cohabitation de communautés que la religion sépare.
« Ils se sont appelés Omar et Yamilé ». Cette simple phrase, préambule de l'histoire, ces deux prénoms aux consonances arabes sont loin de nous livrer le fin fond de l'affaire mais il faut savoir que Yamilé appartenait à une ethnie chrétienne, ce qui n'a rien d'étonnant en soi puisque « le Liban est en majorité maronite aujourd'hui, sauf les villes de la côte, les villages druses qui longent la plaine de la Békaa et les villages musulmans du casa d'Akka ». Henry Bordeaux écrivit ce roman en 1922, il est important de le signaler. Les choses ont évolué à ce jour, à l'avantage des Druses et Chiites.
Les peuplades de la région d'Antioche et de Hama, d'origine araméenne comme Jésus Christ, furent parmi les premières converties au christianisme. Mais la conquête arabe les rejeta vers la montagne, guidées par leur chef Jean Maron. L'auteur ajoute : « Gardés par les remparts naturels des rochers, des gorges et des forêts, ils firent du Liban une citadelle qui résista aux invasions... ils furent les alliés naturels des croisés... »
Le cèdre occupe la moitié du blason du Liban. Certains sont tricentenaires, véritables témoins du monde... Lamartine disait qu'ils sont les monuments naturels les plus célèbres de l'univers. C'était avant une guerre récente et désastreuse où la poudre et le métal des lance-roquettes ne respectèrent rien, ni gens, ni bêtes ni les arbres bleus aux ailes déployées, souvent fracassées.
C'est au lieu-dit Les Cèdres que le drame fut consommé. Cinquante ans plus tard, Khalil Khoury qui fut fiancé à la jeune et splendide Yamilé, se fait chantre pour conter l'atroce destin au voyageur attentif.
« Elle était droite comme un jeune peuplier. Ses cheveux châtain clair... encadraient un cou long et bien attaché... Sa joue était ambrée, de cette patine d'or que l'air vif donne à la chair, mais là où la peau demeurait cachée d'habitude, au bras quand elle relevait la manche, à la nuque si elle soulevait le voile qui retombait, je surprenais une blancheur que je n'eusse imaginée, que ne m'avait révélée aucune créature vivante dans notre Liban où toutes les jeunes filles ont des chevelures noires comme les troupeaux de chèvres. Cette blancheur me causait un délice, une torture ensemble, comme si elle exaltait et dépassait mon désir... »
Tant de beauté magnifie le bonheur serein qui s'annonce mais le ciel en a décidé autrement. Au cours d'une promenade, les maronites côtoient un groupe de musulmans. On s'observe furtivement, des regards éblouis s'échangent et l'amour déferle dans les cœurs et ruine les codes ; les rites ancestraux sont brocardés, bafouée l'hospitalité légendaire et la haine s'exacerbe au point de confondre honneur et crime. Là où l'on pourrait espérer tendresse et compréhension, ce conseil de famille réuni en hâte s'avère impitoyable : « L'inimitié des proches est plus pénétrante que la piqûre des scorpions. » La main qui fera couler le sang sera-t-elle musulmane ou chrétienne?
On ne peut s'empêcher de constater que le port du voile se révèle facteur crucial. Car, pour complaire à l'homme qu'elle a épousé selon le rite musulman, Yamilé porte le voile alors que les jeunes femmes maronites vont tête nue et fières de leur liberté : « Le détail du voile abaissé me consterna. Il signifiait trop bien l'apostasie d'Yamilé. Elle renonçait à sortir les joues et les cheveux libres. » En l'an 2004, le dilemme du port du voile ne fait-il pas encore la une dans les journaux ?
S'ensuivra un jugement mais les lèvres pourpres de la jeune femme accusée d'avoir trahi son dieu ne répondront qu'amour : « Déjà le prêtre... abordait le chef le plus grave de l'accusation. Yamilé, catholique selon le rite maronite, pieusement élevée et qui avait été l'honneur des jeunes filles de Bcharré, avait-elle abjuré pour entrer dans la religion de Mahomet ?... le cœur de la pauvre enfant me fut ouvert : ... Non, je n'ai pas renié mon Dieu tout au fond de mon être. Mais quoi ! j'aime et je ne pense qu'à mon amour, j'aime et je ne trahirai pas mon amour... »
Amour ! Amour ! mais le jugement des hommes, quand il se nourrit d'orgueil qui engendre la haine, que sait-il de l'amour ?... Il se donne bonne conscience en faisant couler le sang au nom de la religion mais aucune religion ne demande le sang ! Dieu n'a-t-il pas retenu le bras d'Abraham quand il allait égorger son fils Isaac pour offrir le sacrifice de son sang à l'Etre suprême ?
Au vingt et unième siècle encore, les dieux ne sont pas tombés sur la tête mais, au regard de certaines situations, ils servent parfois de justification majeure aux pires atrocités. Ainsi, « Yamilé sous les Cèdres » se révèle particulièrement moderne et nous lisons avec bonheur ce roman baigné de poésie lumineuse et de réalisme."Le barrage". 1927. Un roman prémonitoire de ce qui se passera à Tignes. L'adaptation à l'écran fut censurée par le gouvernement de Vichy.
"La sonate au clair de lune" (1941). Le lectorat a vieilli avec l'auteur et le succès est moins au rendez-vous.
"Un tour des Pays de Savoie avec Henry Bordeaux" : un article de Nicolas Million,
Président du Groupe de Recherches et d'Etudes Historiques de Cognin publié dans l'almanach des pays de Savoie, 2014 (Editions Arthema)
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Témoignages
Trois témoignages :
- Un président des Etats-uhis.
- Une jeune tunisienne dans les années 20.
- Le général de Gaulle.
Les sources :- La lecture d'un certain nombre des 61393 pages écrites dans 273 titres par Henry Bordeaux au cours de 76 ans de vie littéraire depuis le poème "Rebecca" primé par l'Académie de Savoie en 1887 jusqu'à la publication posthume du tome XIII d'"Histoire d'une vie" en 1973.
- La confrontation de l'oeuvre et de l'auteur avec l'Histoire.
- L'ouvrage d'Anne Buttin "Heny Bordeaux, romancier savoyard" publié en janvier 1990 par la "Société Savoisienne d'Histoire et d'Archéologie".
- La participation de Philibert du Roure, petit-fils de l'écrivain académicien, par ses témoignages et la mise à disposition de photos et documents.
- Le chapitre consacré à Heny Bordeaux dans l'ouvrage publié par le GREHC en 2004 : "Sur les chemins de l'histoire de Cognin".
Lien vers la bibliographie considérée comme la plus complète de l'écrivain Henry Bordeaux.